Scott et Mark Kelly : les jumeaux de Langevin contemporains

En 1911, voulant vulgariser la récente théorie de la relativité restreinte, Paul Langevin imagine deux jumeaux, un sur Terre et un faisant un aller-retour en fusée à une vitesse proche de celle de la lumière. A son retour sur Terre, les jumeaux n’ont plus le même âge. En 2015, l’astronaute Scott Kelly s’envole pour une mission d’un an sur l’ISS. Son frère jumeau, Mark, astronaute lui aussi reste au sol. Des conditions d’études inédites pour la NASA, et un clin d’œil à Paul Langevin.

Relativité restreinte et bouleversements du monde des physiciens

En 1905, Albert Einstein révolutionne la physique et modifie profondément notre façon d’appréhender l’Univers. Cette année, il publie successivement 4 articles remarquables. Parmi eux, l’article De l’électrodynamique des corps en mouvement pose les bases de la relativité restreinte. Premièrement, Einstein établit que l’éther, censé être le constituant principal de l’espace, n’existe pas : l’espace est vide. La lumière se propagerait donc dans le vide, idée qui dérange de nombreux scientifiques de l’époque. Un autre élément présenté dans l’article va à l’encontre des théories de l’époque : la vitesse de la lumière dans un certain milieu est constante quel que soit le référentiel.

Jusqu’alors, les théories de Galilée prévalaient lors de changements de référentiel : si une voiture se déplace à 50km/h par rapport à un observateur sur la route, et que le conducteur lance un ballon à 10km/h dans le sens de déplacement de la voiture, le ballon se déplace à 60km/h par rapport à l’observateur sur la route. Les lois de la mécanique Newtonienne sont assez intuitives et assez facilement compréhensibles. Mais avec la relativité restreinte, tout l’est beaucoup moins. Imaginons désormais que la voiture se déplace à très grande vitesse, disons 150 000 km/s. Et le conducteur allume une lampe. Dans le vide, la lumière se déplace à environ 300 000 km/s. Pour le conducteur, la lumière se déplace donc à cette vitesse. La mécanique Newtonienne dit que le faisceau lumineux se déplace alors à 450 000 km/s pour un observateur au sol : on additionne les vitesses. Mais Einstein considère que cela n’est pas le cas : le faisceau lumineux se déplace aussi à 300 000 km/s pour l’observateur au sol. Le faisceau lumineux n’est pas impacté par la vitesse de la voiture : la vitesse de la lumière, dans un milieu constant, est absolue.

Mais dans ce cas, certaines incohérences sont censées apparaître. Par exemple, imaginons que le conducteur allume la lampe au moment exact où il passe devant l’observateur extérieur, et qu’un panneau est posé 300 000 km plus loin. Pour l’observateur au sol, le faisceau mettra 1 seconde à atteindre le panneau. Mais pour le conducteur, en une seconde, la voiture aura parcouru la moitié de la distance qui la séparait du panneau. Le faisceau lumineux est, lui, 300 000 km plus loin : il a déjà dépassé le panneau. Le faisceau met donc moins d’une seconde à atteindre le panneau pour le conducteur, mais met une seconde pour l’observateur au sol : il y a une incohérence.

Relativité restreinte, dilatation des durées et contraction des longueurs

Ainsi, ce qu’Einstein écrit dans son article, c’est que, dans un milieu donné, la vitesse de la lumière est une constante, quel que soit le référentiel. Cela soulève, comme expliqué précédemment, quelques incohérences avec le modèle Newtonien appliqué jusqu’alors. Mais il est possible de résoudre ces problèmes en prenant en compte la dilatation des durées et la contraction des longueurs. Si, dans un référentiel, une horloge est immobile et une autre est en mouvement, celle en mouvement semblera ralentie par rapport à celle qui est immobile : les aiguilles de l’horloge immobile tourneront plus vite que celles de l’horloge en mouvement. Cet effet est croissant avec l’augmentation de la vitesse de déplacement de l’horloge et est complètement négligeable à notre échelle.

Attention, on serait tenté de dire que le temps est plus rapide pour l’horloge immobile, ce qui n’a aucun sens ! Cela présuppose l’existence d’une vitesse du temps. Une vitesse étant une modification par rapport au temps, cela n’a aucun sens de parler d’une vitesse du temps (ou de vitesse d’écoulement du temps). Ce qu’implique cette dilatation des durées, en revanche, c’est le caractère relatif du temps. Avant Einstein, le temps était un absolu. Ce qui découle de la théorie de la relativité restreinte, c’est que chaque observateur possède un temps qui lui est propre.

Parallèlement à cette dilatation des durées, aux vitesses proches de celle de la vitesse de la lumière, on assiste à une contraction des longueurs. On considère une voiture se déplaçant extrêmement rapidement, et qui va passer sous un pont dont la largeur est exactement égale à la longueur de la voiture. Pour un observateur situé sous le pont (immobile par rapport au pont), lorsque l’arrière de la voiture passe sous le pont, l’avant est toujours sous le pont. La voiture semble plus courte : on parle de contraction des longueurs. En revanche, pour un observateur situé dans la voiture, l’avant de la voiture sort du pont alors que l’arrière n’est toujours pas sous le pont : c’est le pont qui semble plus court.

Évidemment, cela semble complètement contre-intuitif et il est très difficile de bien saisir comment cela peut fonctionner. Et pourtant, cela fonctionne et a été de nombreuses fois appuyé par des expériences. Ce qui rend tout cela physiquement possible, c’est que ces deux évènements sont indissociables : la contraction des longueurs et la dilatation des durées ont des effets qui compensent les incohérences vues plus tôt. Pour tous ceux pour qui ces notions sont toujours flous (ce qui ne serait pas particulièrement surprenant) ou qui souhaiteraient aller plus loin, je vous encourage fortement à aller voir la vidéo de Bruce d’e-penser sur le sujet en cliquant ici.

Les jumeaux de Langevin et le soi-disant paradoxe

En 1906, Paul Langevin prend connaissance de la toute jeune théorie d’Einstein, et s’y intéresse de plus en plus près. En 1911, lors d’une conférence, il entreprend la lourde tâche d’en vulgariser certains aspects à l’auditoire. Pour cela, il prend l’exemple de deux jumeaux dont l’un, le voyageur, va avoir la chance de partir en voyage spatial. Son frère, le sédentaire, restera sur Terre. Le vaisseau part vers une autre planète, et voyage vite, à une vitesse non négligeable devant la vitesse de la lumière dans le vide. Le sédentaire reste donc sur Terre, et continue ses activités, pendant que son frère voyage. Après avoir attendu dix ans sur Terre, la fusée est de retour. Il s’empresse d’aller retrouver son frère, et là, surprise, il lui annonce qu’il a passé neuf années de voyage très sympathiques. Bien entendu, ce chiffre n’est pas pertinent, il dépend de la vitesse de la fusée. Mais voilà : le frère qui a voyagé est désormais plus jeune que son jumeau resté sur Terre. Jusque-là, il n’y a aucun paradoxe. C’est surprenant, certes, mais ce n’est pas un paradoxe.

STS-133 Discovery
La navette Discovery sur son pas de tir. Lorsque Paul Langevin propose l’image de ses deux jumeaux, le concept de voyage spatial n’est que pure science fiction. Crédits : NASA

Le paradoxe apparaît lorsque l’on change de référentiel. On peut en effet se mettre à la place du jumeau dans la fusée. On peut alors considérer qu’il est immobile et que c’est son frère (et la Terre) qui voyage à une grande vitesse. Et ainsi, à la fin du voyage, le frère resté sur Terre est censé être le plus jeune. Les deux frères sont donc plus jeunes l’un que l’autre, suivant le point de vue adopté. Lorsqu’en 1911, Langevin expose l’idée des jumeaux, il ne le présente pas comme un paradoxe et se limite à la première partie. On parle aujourd’hui du paradoxe des jumeaux de Langevin.

Mais en réalité, il ne s’agit pas vraiment d’un paradoxe : il existe un consensus scientifique selon lequel c’est bien le jumeau resté sur Terre qui est plus vieux que celui parti en voyage. Des expériences viennent confirmer cette pensée. Par exemple, les horloges à bord des satellites GPS se désynchronisent, elles affichent une heure antérieure à celle affichée par les horloges terrestres, et doivent donc régulièrement être synchronisées. Ainsi donc le paradoxe n’a pas vraiment lieu d’être : si un jumeau voyage à une vitesse relativement élevée, il reviendra sur Terre plus jeune que son frère. Bien entendu, en 1911, il ne s’agit là que d’une expérience de pensée, qui était difficilement envisageable : les premières fusées ne seraient lancées qu’environ quarante ans plus tard, effectuer un long vol spatial relevait de la science-fiction.

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Partir vers l’espace relevait de la science fiction, y vivre était encore plus fou. Aujourd’hui, l’ISS est habitée en permanence. Crédits : NASA

Scott & Mark Kelly réalisent l’expérience de Langevin un siècle plus tard

Entre 1911 et 2017, l’homme a envisagé la possibilité d’aller dans l’espace, puis l’a réalisé, est allé sur la Lune, a commencé à y vivre pour plusieurs jours, puis plusieurs mois. Le chemin parcouru depuis que Langevin a proposé son histoire des jumeaux est ahurissant. Et il n’envisageait probablement pas que son histoire devienne un jour réalité. Et pourtant, c’est ce qu’a réalisé la NASA récemment. Bien entendu, la technologie actuelle ne permet pas d’envoyer des hommes pendant plusieurs années à une vitesse proche de la vitesse de la lumière. Mais la station spatiale internationale transite suffisamment rapidement pour qu’en y restant un certain temps, la dilatation des durées ne soit plus négligeable. Elle reste néanmoins très faible, mais elle est quantifiable. L’ISS orbite depuis plusieurs années déjà, et avant elle, Mir orbitait dans des conditions comparables. La record du plus long vol spatial est détenu par le cosmonaute Valeri Polyakov, et est de 437 jours et date de 1995, l’époque de Mir. Un vol d’une telle durée aurait désynchronisé des jumeaux. Concrètement, pour recréer l’expérience de Langevin, il ne manquait que des jumeaux.

Évidemment, aucune agence spatiale ne souhaitait envoyer un jumeau dans l’espace et en garder un au sol pour le simple plaisir de recréer l’expérience de pensée de Langevin. L’intérêt aurait plutôt été de pouvoir mener différentes expériences de façon à mettre en évidence l’influence des vols spatiaux sur l’homme. Le patrimoine génétique de jumeaux étant identique, cela permettrait d’effectuer de nombreuses expériences mettant en évidence des conséquences des séjours spatiaux inconnues jusqu’alors. Mais le problème, c’est que si un des jumeau devient astronaute, rien ne garantit que son frère sera d’accord pour qu’il devienne lui aussi un sujet d’expérience… L’idéal serait donc que deux jumeaux deviennent astronautes (ou cosmonautes, taïkonautes, spationautes, ou autre; en bref : qu’ils deviennent voyageurs spatiaux). Ainsi, étant tous les deux membres d’une agence spatiale, les deux frères jumeaux indiquent tacitement qu’ils sont prêts à devenir des sujets d’expérience. Cependant, cela implique que deux frères jumeaux souhaitent devenir astronautes, et que les deux soient acceptés. Une situation assez peu probable.

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En 1996, la Nasa recrute deux jumeaux comme astronautes : Scott et Mark Kelly. Crédits : NASA/Bill Ingalls

Et pourtant, en 1996, la NASA recrute Mark et Scott Kelly, deux frères jumeaux, qui deviennent alors astronautes. Les deux astronautes sont entraînés, effectuent plusieurs vols spatiaux, et la NASA envisage finalement de mesurer l’impact des vols spatiaux sur le génome humain. En 2015, elle envoi donc Scott Kelly pendant une mission particulièrement longue, d’une durée d’un an (une mission sur l’ISS dure généralement 6 mois). Pendant ce temps, Mark restera au sol et servira, en quelque sorte, de témoin. Cette configuration permet néanmoins de se trouver dans une situation équivalente à celle décrite par Paul Langevin en 1911, environ un siècle plus tôt. Et après avoir passé un an à bord de l’ISS, orbitant à environ 27 500 km/h autour de la Terre, Scott Kelly est théoriquement plus jeune que son frère jumeau. Il est plus jeune de 5 ms. Alors cet écart n’a été calculé qu’à partir de la mission d’un an à bord de l’ISS : il faudrait prendre en compte les différentes missions que les frères Kelly avaient réalisées auparavant. Etant donné l’écart, la différence d’âge lié à la naissance des deux frères a plus d’impact. Néanmoins, la théorie prédit que pour une mission d’un an à bord de l’ISS, un jumeau serait 5ms plus jeune que son frère à son retour et ces conditions expérimentales ont été réunies par les frères Kelly un siècle après la vulgarisation de Paul Langevin.

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Deux membres d’équipages sont sélectionnés pour une mission d’une durée d’un an : l’astronaute Scott Kelly (à gauche) et le cosmonaute Mikhail Kornienko. Au centre se trouve le cosmonaute Gennady Padalka. Crédits : Roscosmos/GCTC

Les conséquences d’un voyage spatial sur l’ADN

Comme explicité précédemment, l’objectif n’était de pas faire en sorte qu’un des jumeaux soit plus vieux que son frère. L’objectif était de pouvoir étudier les modifications du patrimoine génétique durant un voyage spatial, et d’étudier l’impact d’un long séjour sur le corps humain. Les scientifiques savent depuis longtemps que la micro pesanteur a un impact sur le corps humains. Déformation du corps et des yeux, perte de masse musculaire et osseuse, ces modifications sont nombreuses et ont été abordées dans un précédent article. Mais les scientifiques s’interrogeaient sur les conséquences sur l’ADN. Des prélèvements et des analyses ont été réalisés sur les deux frères avant et pendant le séjour de Scott dans l’ISS, puis après son retour sur Terre, le 1er mars 2016. La NASA a publié les premiers résultats de cette étude le 26 janvier 2017.

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Scott Kelly, dans l’ISS, au cours de sa mission d’un an. Crédits : NASA

Et si la communauté scientifique s’en doutait, les résultats de l’étude le confirment : un long séjour dans l’espace a bien un impact sur l’ADN. Mais certains résultats obtenus vont à l’inverse de ce qui était pensé. Par exemple, les télomères, l’extrémité des chromosomes, ont tendance à s’allonger dans l’espace alors que, d’après une biologiste spécialisée en radiation, « on s’attendait à voir l’exact opposé ». Un autre phénomène impacté est la méthylation de l’ADN. Naturellement, l’ADN se modifie, en ajoutant parfois un groupement méthyl (un atome de carbone et trois atomes d’hydrogène) à une base. Ce qu’on appelle base, ce sont les groupements adénine, cytosine, guanine et thymine qui constituent l’ADN. Ces modifications ne peuvent avoir lieu que sur les bases cytosine et adénine, et sont tout à fait normales. Cependant, en orbite, la méthylation de l’ADN a diminué pour Scott Kelly. Une fois de retour sur Terre, elle a retrouvé un niveau normal. De même, les télomères ont retrouvé une taillé équivalente à leur taille d’avant le voyage en orbite.

Les frères Kelly ont donc permis la mise en place d’une reconstitution d’expérience de pensée de Paul Langevin, plus d’un siècle après. L’étude de leurs cellules a aussi permis de mettre en évidence une modification de l’ADN dans l’espace. Cette expérience a aussi été l’occasion de prouver qu’un séquençage de génome depuis l’espace était possible, ce qui est un exploit technique important. Enfin, la quantité de données récoltée durant cette expérience doit encore être analysée, ce qui devrait prendre plusieurs années. Pour l’instant, seuls quelques résultats ont été publiés, et ils montrent à quel point nous avons énormément à tirer de cette expérience. De plus amples résultats sont donc à attendre durant les années qui viennent, et qui devraient donner des informations précieuses pour préparer les futurs projets de voyage vers Mars.

Image de couverture : Mark (à gauche) et Scott Kelly, sujets de l’étude Twin Study – Crédits : NASA.

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