Ariane 6 – Le prochain lanceur européen ne sera pas réutilisable

Plus de 20 ans après le premier lancement, Ariane 5 possède un historique remarquable, avec un nombre de réussites successives remarquable. Mais les technologies, les besoins et les politiques changent : en 2020, le successeur d’Ariane 5 prendra le relais. Si Ariane 5 devrait continuer d’être lancée jusqu’en 2023, Ariane 6 arrivera alors sur le marché. ArianeGroup n’a pourtant pas fait le choix d’un lanceur réutilisable, alors que cela semble être l’avenir du domaine.

Le long développement des lanceurs

En matière de développement, les lanceurs spatiaux font partie des éléments les plus complexes, parce qu’ils doivent être efficaces, compétitifs, et être utilisables longtemps. Dans le cas d’Ariane 5 par exemple, le programme a officiellement été lancé en 1987, même si les réflexions avaient déjà débuté auparavant. Il aura donc fallu un peu moins de 10 ans entre l’initialisation du programme et le premier lancement en 1996. Dix ans de conception pour aboutir à un lanceur utilisé pendant près de 25 ans. En démarrant les premières études sur un futur lanceur, il faut prévoir les évolutions du marché du domaine spatial jusqu’à près de 40 ans dans le futur.

Et le marché des lancements spatiaux n’est pas simple à estimer. Un des paramètres évidemment à prendre en compte est le besoin d’envoyer plus ou moins de satellites ou de sondes spatiales dans le futur. Et surtout, il faut décider de la place que doit prendre le lanceur sur le marché. SpaceX a par exemple pris le parti d’effectuer énormément de lancements par an, là où Ariane Group n’avait pas fait le choix d’une cadence élevée pour Ariane 5. Avoir une cadence élevée implique un grand nombre de lanceurs, ce qui permet de réduire les coûts de fabrication (en se rapprochant d’une production en série). Mais il faut être sûr que la société pourra signer suffisamment de contrats pour faire de nombreux lancements. Le lanceur sera-t-il suffisamment compétitif pour cela ? Y aura-t-il besoin d’autant de lancements dans le futur ? De nombreuses questions à se poser lors du développement.

Un autre point crucial est à prendre en compte : les besoins en termes de lancement. Parce que, suivant les besoins des clients, les lanceurs seront plus ou moins adaptés. Envoyer un petit satellite sur une orbite basse ou un gros satellite sur orbite géostationnaire modifie profondément le choix du lanceur. Et c’est ce paramètre qu’il est le plus difficile à prévoir. On voit aujourd’hui une augmentation des études pour des satellites de petite taille (comprendre ici de la taille d’une machine à laver) voire même de cubesats. Avec les progrès en termes de miniaturisation, les équipements peuvent être de plus en plus petit. Il faut donc envisager différentes options : les satellites vont-ils être aussi fonctionnels mais plus petits, ou bien de même taille mais embarqueront plus d’équipements. ? Ces deux exemples sont plausibles à première vue. Il existe d’autres possibilités, comme un compromis entre taille/poids et équipements embarqués. Il faut donc faire des études sur ces évolutions sur les 30 prochaines années et se positionner pour le développement de son lanceur.

SpaceX et la réutilisabilité des lanceurs

En 2002, Elon Musk, que l’on ne présente plus, crée une société privée visant à révolutionner le secteur spatial. L’objectif final est de relancer au maximum l’essor du domaine, et pour cela, il compte réduire drastiquement les coûts de lancement. A l’époque déjà, il pense au voyage vers Mars, qui ne sera possible qu’en diminuant les coûts et relançant l’intérêt du grand public pour l’exploration spatiale. Et pour diminuer les coûts, Elon Musk annonce le développement de lanceurs dont le premier étage sera réutilisable.

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Atterrissage sur une barge autonome du premier étage de la fusée Falcon 9 utilisée pour Iridium 1. Crédits : SpaceX

En matière de réutilisabilité, les américains ont déjà la navette spatiale, qui s’avère être un gouffre financier. Mais SpaceX ne compte pas se tourner vers ce genre de modèle. La compagnie souhaite développer une fusée plus conventionnelle, et faire revenir le premier étage, de façon autonome. Et cette annonce n’est absolument pas prise au sérieux par les acteurs historiques du spatial. Là où Elon Musk annonce mettre au chômage les acteurs de l’époque dans les 5 années à venir, ces mêmes professionnels se moquent ouvertement de ces annonces en grandes pompes d’un néophyte n’y connaissant rien.

Et effectivement, SpaceX n’a pour l’instant pas écarté ses concurrents 15 ans après sa création. Mais la société a néanmoins modifié en profondeur le secteur. En décembre 2015, un premier étage de Falcon 9 réussit à se poser sur la terre ferme. En avril de l’année suivante, c’est sur une barge maritime autonome qu’un premier étage atterrit. Malgré quelques échecs depuis, la société d’Elon Musk a réussi l’exploit de donner une impression de facilité lors des retours sur Terre de ses premiers étages, à tel point que la société envisage désormais de récupérer aussi ses deuxièmes étages et coiffes. Désormais, le retour d’un premier étage fait partie de la procédure standard. SpaceX a aussi réussi à démontrer que ses annonces impressionnantes étaient à prendre au sérieux, malgré des délais souvent sous-estimés. Et, ayant déjà réutilisé un de ses premiers étages, Space X a prouvé la faisabilité du concept, différent de celui de navette spatiale. Space X produit aussi à ce jour la seule capsule cargo permettant de ramener du fret sur Terre sans se consumer dans l’atmosphère (la capsule Soyouz est aussi capable de revenir sur Terre sans se consumer, mais elle ramène surtout les équipages de l’ISS et relativement peu de matériel ; et elle n’est pas réutilisable).

Ariane 6 et le choix du non réutilisable

Preuve étant faite que les fusées réutilisables sont possibles, on est en droit de se demander pourquoi l’Europe a préféré rester sur un lanceur à usage unique pour Ariane 6. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, il a été décidé de fabriquer Ariane 6 fin 2014 ; à cette époque, le design du lanceur était déjà arrêté. Ainsi, au moment du début du développement d’Ariane 6, aucune Falcon 9 n’avait encore réussi à se poser après un lancement, et Space X laissait sceptique de nombreux professionnels du milieu.

Au-delà de ce scepticisme, le choix d’un lanceur réutilisable implique de nombreuses contraintes. Pour pouvoir revenir se poser sur Terre, il faut que le premier étage embarque du carburant, spécialement rajouté pour pouvoir être utilisé lors du retour et ralentir la descente. Ce carburant augmente le poids de la fusée au décollage et augmente donc les dépenses en carburant pour un lancement. De plus, il faut ensuite remettre la fusée en état pour pouvoir voler, ce qui est coûteux. Très peu de lanceurs ont aujourd’hui été réutilisés, et aucun n’a été réutilisé plus d’une fois. Il est donc encore trop tôt pour confirmer que le modèle économique de Space X est viable.

D’autant plus que SpaceX a fait un choix assez déterminant : le moteur Merlin. Contrairement à Ariane 5 et son moteur Vulcain (et ses deux boosters), les Falcon 9 sont équipées de 9 moteurs Merlin pour le premier étage, et d’un moteur Merlin pour le 2ème étage. SpaceX utilise un seul type de moteur sur son lanceur, en plusieurs exemplaires (et plusieurs versions, celle du 2ème étage étant adaptée au fonctionnement dans le vide, mais reste assez proche de celui du 1er étage). L’avantage, c’est que les moteurs sont pratiquement fabriqués en série, réduisant fortement leur coût de production. Sauf que les premiers étages sont réutilisables plusieurs fois, et donc lorsqu’une fusée est réutilisée, elle ne nécessite pas de nouveau moteurs puisque eux aussi sont réutilisés. Les fusées étant réutilisées plusieurs fois mais probablement pas indéfiniment, il faut que SpaceX assure un très grand nombre de lancement par an pour maintenir une cadence élevée de production de moteurs. A moins que la société ne vende ses moteurs à d’autres fabricants, étant donné que SpaceX fabrique elle-même ses moteurs.

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Photographie d’un premier étage de Falcon 9, sur laquelle on voit bien les 9 moteurs Merlin. Crédits : SpaceX

Mais le business model est là différent, et quoi qu’il en soit, il faut malgré tout un nombre conséquent de lancements, un choix stratégique que ne vise pas Ariane Group. Des raisons politiques rentrent en jeu : SpaceX étant un acteur américain, la société peut décrocher des contrats du gouvernement américain pour mettre en orbite des satellites militaires. De plus, la société effectuera plusieurs lancements de capsules cargos Dragon, ainsi que, si tout se passe bien, des capsules habitées, en direction de l’ISS. Mais ce n’est pas tout : en tant que société privée, SpaceX ambitionne aussi d’envoyer des touristes dans l’espace, et notamment en orbite lunaire. Ces lancements se feront grâce à la Falcon Heavy constituée, pour schématiser, d’une Falcon 9 entourée de deux premiers étages de Falcon 9 (c’est, en pratique, un peu plus complexe). La société d’Elon Musk a donc un marché juteux face à elle, augmentée par ses propres ambitions d’exploration spatiale, et elle a à sa disposition des composants que l’on pourrait qualifier de génériques, qu’elle imbrique différemment suivant ses besoins. Il s’agit là d’un contexte radicalement différent de celui du lanceur européen.

Ariane : efficacité et fiabilité

Un autre point essentiel est à prendre en compte dans le cadre des lanceurs réutilisables : ils ne fonctionnent pas au maximum de leurs capacités, pour le largage de satellites en tout cas. Comme expliqué précédemment, pour ramener le lanceur sur Terre, ce dernier doit embarquer du carburant qui servira à le ralentir lors de la descente. Ce carburant pèse lourd et il faut embarquer du carburant pour propulser ce poids supplémentaire : au final, une portion non négligeable du carburant embarqué sert uniquement à réutiliser le lanceur… Cela a pour conséquence directe de diminuer la performance du lanceur. SpaceX a néanmoins en stock une version de sa Falcon 9 non réutilisable et qui permet d’utiliser à pleine capacité son lanceur. Et les différences de performance parlent d’elle-même : la Falcon 9 réutilisable permet de mettre sur orbite de transfert géostationnaire une charge de 5,5 tonnes, alors que la version non-réutilisable peut positionner sur la même orbite une charge de plus de 8 tonnes.

Là encore c’est un choix stratégique : SpaceX a-t-elle intérêt à se positionner sur les deux marchés ? Ou privilégiera-t-elle plutôt les charges utiles moins lourdes pour pouvoir ensuite réutiliser son lanceur ? De son côté, Ariane a fait le choix de la performance, en proposant différents modèles d’Ariane 5, dont le plus puissant permet de placer sur orbite de transfert géostationnaire un satellite de plus de 10 tonnes. Ce choix a été refait pour Ariane 6 qui alignera des performances équivalentes. Ce marché ne fait d’ailleurs pas vraiment concurrence à SpaceX qui, avec la Falcon Heavy, sera pourtant capable d’embarquer de telles charges. En effet, si les performances annoncées sont confirmées, le mastodonte de Musk placera sur une orbite de transfert géostationnaire une charge de plus de 26 tonnes. Bien au-dessus des capacités européennes, et il serait démesuré de planifier un lancement avec SpaceX pour une charge de 10 tonnes. A moins d’envoyer plusieurs satellites en même temps… Mais d’une part c’est une approche particulière des lancements, et d’autre part, la Falcon Heavy n’a encore jamais volé, il est donc encore trop tôt pour se prononcer sur ses performances.

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Vue d’artiste d’une Falcon Heavy sur le mythique pad 39A du Kennedy Space Center, d’où devraient être lancées les Falcon Heavy. Crédits : SpaceX

D’autant plus qu’Elon Musk n’invite pas à être très rassuré quant à la réussite initiale de ces lancements. Au contraire, il annonce qu’il est très probable que, lors du premier lancement, la Falcon Heavy explose en vol, et qu’elle pourrait même exploser si tôt qu’elle risque de détruire le pas de tir… De quoi faire frissonner les potentiels clients. Alors, comme toujours avec les annonces du patron de SpaceX, il faut se demander s’il s’agit là d’une annonce marketing invitant à la prudence pour mieux briller en cas de réussite, ou s’il s’agit de sa part d’une réelle inquiétude. Malgré tout, les premiers lancements de la Falcon 1 et les quelques échecs de la Falcon 9 appellent à la prudence, pour l’instant en tout cas.

De son côté, Ariane 5 affiche un tableau à faire pâlir de nombreux acteurs, avec plus de 80 lancement réussis successifs. Et c’est bien là l’atout principal d’Ariane Group : la fiabilité de ses lanceurs n’est plus à prouver. Dernièrement, un tir a même été avorté juste avant l’allumage des boosters, après l’allumage du moteur Vulcain. Reporté, le lancement s’est ensuite déroulé sans encombre. Là encore, un gage de qualité de la part de l’industriel européen. Au-delà de la réussite de ses lancements, le lanceur est d’une incroyable précision quant au positionnement des satellites lancés. Fiabilité, efficacité, deux atouts majeurs d’Ariane 5 qui ont contribué à son succès. Le défi, de taille, pour Ariane Group et la filière spatiale européenne, c’est de démontrer qu’Ariane 6 sera identique en ces points, pour un coût inférieur.

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Décollage d’Ariane 5 depuis la base de Kourou, en Guyane. Crédits : ESA–Stephane Corvaja, 2016

Vu les choix qui ont été fait, il est illusoire de penser qu’Ariane 6 pourra rivaliser en termes de coûts face à SpaceX. Mais il ne s’agit pas là du seul acteur du domaine, et Ariane 6 est tout à fait en mesure de tirer son épingle du jeu. Au-delà des sondes scientifiques, entre les satellites de télécommunications, de positionnement, d’observation de la Terre, le marché du spatial est gigantesque. Ariane est aujourd’hui un lanceur incontournable. Il s’agit d’une incroyable porte d’accès vers l’espace pour l’Europe. En réduisant ses coûts de lancement, Ariane 6 espère bien entendu garder sa place dans le domaine. Mais, si cela ne sera pas simple, développer un lanceur réutilisable à la place n’était clairement pas évident au début du projet. Pour autant, des acteurs comme l’ONERA, le centre français de recherche aérospatiale, étudie sérieusement des modèles de lanceurs réutilisables.

Ariane 6
Vue d’artiste d’une Ariane 6 en configuration 4 boosters (A64) en vol au dessus de la Terre. Crédits : ESA–David Ducros, 2016

Crédits de l’image de couverture : ESA–David Ducros, 2017

Remerciements

L’idée de cet article remonte à longtemps. Les premières bribes remontent à Mai, avec des informations récoltées lors de l’édition de Pint of Science 2017. Merci donc à Pint of Science pour l’organisation de ces soirées.

D’autres informations remontent au Salon du Bourget 2017, où j’ai été invité par l’ESA en tant que Social Media User. Les différentes conférences auxquelles j’ai pu assister dans ce cadre ont grandement participé à l’élaboration de cet article. Merci donc à l’ESA !

Enfin, je ne peux que vous inviter à aller sur le blog From Earth To Space, et notamment cet article sur l’avortement récent du tir d’Ariane, et je remercie aussi son auteur pour l’aide apportée pour mon article. http://fetspace.blogspot.fr/2017/09/ariane-5-in-extremis.html

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